Un consortium de chercheurs français planche sur la valorisation des liqueurs noires de papetières

Échantillon de liqueur noire

Jaclin Ouellet
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Du procédé kraft de l’industrie papetière s’échappe les liqueurs noires, une sorte de boue visqueuse composée de lignine et d’hémicellulose. Riche en éléments mais difficilement valorisable, les papetiers l’utilisent le plus souvent dans des chaudières de récupération, afin de générer de l’électricité et de la chaleur par cogénération et de récupérer des produits chimiques inorganiques.

Des chercheurs de plusieurs entités* basées à Bordeaux ouvrent la voie à une autre valorisation, a priori intéressante pour la transition énergétique. En travaillant depuis plusieurs années sur l’obtention de nouveaux matériaux catalytiques – notamment grâce aux travaux précurseurs d’Hervé Deleuze –, ces chercheurs ont compris qu’un traitement thermique approprié de la liqueur noire permet de créer des polymères carbonés, un matériau potentiellement très utile pour les systèmes de stockage d’électricité ou le stockage d’hydrogène.

Traitement thermique jusqu’à 900°C

Les bons résultats obtenus lors des essais conduisent les chercheurs à publier régulièrement à ce sujet. Un article dans Langmuir, fin 2023, évoque particulièrement la transformation de la liqueur noire issue de la fabrication du papier kraft en polymère, sous forme d’un matériau monolithique poreux. Dans la foulée, les principes évoqués dans cette publication ont fait l’objet d’un dépôt de brevet par les chercheurs.

Pour obtenir ce nouveau matériau, le traitement peut paraître assez banal. Rénal Backov, professeur de chimie intégrative au Centre de Recherche Paul Pascal, explique que « la liqueur noire est une solution alcaline qu’on va émulsifier, sécher, puis laver, et passer dans un four. On crée une atmosphère réductrice et le traitement thermique se fait par palier jusqu’à 900°C. L’avantage est que le produit final sera quasiment toujours le même, quelles que soient les différences de qualité des liqueurs noires (taux d’oxygène et de soufre par exemple).»

Le produit obtenu est un matériau semi-graphitique possédant un bon équilibre entre deux types de carbone (SP3 et SP2), « ce qui offre une bonne balance entre microporosité et conductivité électronique », précise le spécialiste. Ces monolithes ont ainsi une surface spécifique accessible élevée de 600 à 1 500 m2/g, du même ordre de grandeur que les produits existants sur le marché. Il dispose aussi d’une macroporosité ouverte libérant un volume poreux de 1,13 cm3/g, permettant un transport de masse optimisé. De quoi en faire de très bons catalyseurs, tout en valorisant un sous-produit de l’industrie papetière.

Application potentielle dans les supercondensateurs

Les travaux ont été menés dans le cadre du grand programme de recherche Post Petroleum Materials puisqu’ils visent à trouver des alternatives aux graphites carbonés fabriqués à partir de ressources d’origine fossile. D’autres déchets ont été testés par ailleurs, comme la noix de coco ou les carcasses de crevettes. Mais ils sont en quantité limitée, alors que les liqueurs noires sont produites à hauteur de 65 millions de tonnes par an dans le monde, ce qui peut en faire un produit peu onéreux.

« Nous avons déjà testé deux applications concluantes pour ce matériau issu des liqueurs noires. La première est de l’utiliser en tant qu’électrode dans des supercondensateurs. Ces systèmes de stockage électrochimique sont présents dans de multiples aspects de la vie quotidienne, comme le démarreur des voitures, les systèmes de récupération d’énergie au freinage des véhicules électriques, etc. Notre matériau atteint une capacitance de 145 F/g quand il est soumis à 5 mV/s, une performance proche des matériaux obtenus avec des noix de coco, détaille Jacob Olchowka, chargé de recherche CNRS à l’ICMC de Bordeaux. La seconde application est le stockage d’hydrogène : nous avons mis en évidence que le caractère poreux de notre graphite carboné, à température ambiante et sous une pression de 40 bar, lui permet d’absorber 50 % d’hydrogène en plus qu’un matériau similaire disponible dans le commerce ».

Les chercheurs de Bordeaux multiplient les essais pour peaufiner le matériau et ses applications. Il s’agit par exemple d’optimiser son rôle d’électrode pour les supercondensateurs, en ajoutant une infime part de noir de carbone. Ou encore de l’utiliser en tant qu’électrode négative dans les batteries sodium-ion. Un vaste champ à découvrir, et pour lequel les chercheurs sollicitent l’appui d’industriels.

* Le Centre de Recherche Paul Pascal (CNRS / Université de Bordeaux), l’Institut de Chimie de la Matière Condensée (CNRS / Bordeaux INP / Université de Bordeaux) et l’Institut des Sciences Moléculaires (CNRS / Bordeaux INP / Université de Bordeaux)


Jaclin Ouellet
Rédacteur,
Le Maître Papetier